4. COMMENT GERER LA DIVERSITE?
En Galates 2, Paul décrit un moment délicat, pour ne pas dire douloureux dans l’Église d’Antioche ; la confrontation entre lui et les apôtres Pierre et Barnabé. Vous connaissez l’histoire.
Dans un premier temps, Pierre mange avec les croyants non Juifs, mais quand une délégation de l’Église de Jérusalem vient voir ce qui se passe, Pierre change de compagnie, rejoignant les croyants Juifs. Alors, Paul s’indigne. Selon lui, c’est condamnable, et il le dit sans mâcher ses mots. «Tout apôtre que tu es, Pierre, tu agis comme un hypocrite qui a peur du jugement des Juifs. En plus, tu veux imposer la tradition juive aux païens».
Moi, j’ai longtemps pensé que ce fut là un moment de faiblesse de la part de Pierre. On la lui pardonne volontiers, sachant que nous sommes tous faits de la même pâte que lui.
Une autre lecture ?
Mais une lecture plus attentive au contexte culturel de cet épisode, m’a amené à voir les choses un peu différemment.
1. D’abord, on n’a que l’interprétation de Paul. Au moment de rédiger sa lettre aux Galates, il est persuadé que le comportement de Pierre revient à imposer un style de vie judaïque à tous les chrétiens. Et ça, c’est condamnable, ef-fectivement. Mais était-ce vraiment l’intention de Pierre de «judaïser» les païens? Quel est le point de vue de Pierre, et de Barnabé d’ailleurs? Dans le NT, ils ne s’expliquent pas. En tout cas pas explicitement.
2. Deuxièmement, il faut savoir comment l’Église d'Antioche s’est développée pour comprendre ce qui s’est passé. Fon-dée par des réfugiés Juifs venus de la Judée, cette Église va accueillir des Juifs de la Diaspora, et plus tard aussi des non-Juifs. Aujourd’hui on dirait qu’elle était devenue multiculturelle. Elle était le champ de travail de Paul. Son enseignement avait ceci de particulier, qu’il ne de-mandait pas aux Gentils de suivre toutes les coutumes juives basées sur la Loi de Moïse. En revanche, les croyants Juifs pouvaient les suivre, ce qu’ils faisaient, en effet. Donc à une diversité culturelle s’est ajoutée une diversité théologique.
Probablement, les deux principaux groupes se réunissaient sé-parément pour manger. C’est ce que Galates 2.12 laisse pen-ser. Peut-être dans différentes maisons. C’est à cause, justement, des règles alimentaires et de purification, observées par les croyants Juifs, ou la plupart d’entre eux, mais non pas par les autres.
Dans l’exégèse, il est coutumier de rapprocher cette situation du concile de Jérusalem dont Actes 15 nous donne le résumé. La question qui préoccupait le concile était de savoir si les Gentils dans l’Église seraient obligés ou non de pratiquer toutes les lois de Moïse dans la même mesure que les croyants Juifs. On connaît la décision. À Antioche, il y avait certaine-ment un certain nombre de fidèles qui essayaient de «judaïser» les païens, puisque la décision du concile lui fut communiquée spécialement par missive «apostolique».
Or, la question est de savoir, si Pierre (et Barnabé) se sont rangés à cette position, eux aussi. Paul en était persuadé, en effet, d’où sa réaction véhémente. Mais il est possible qu’il y ait eu là un malheureux malentendu entre lui et Pierre. Une façon différente de gérer la diversité dans l’Église.
Regardons de plus près. Le concile n’a pas traité de la situation décrite en Galates 2.12: différents groupes dans l’Église ont leurs repas séparés. Dans l’Église d’Antioche, ils avaient le droit d’exprimer leur spécificité culturelle, aussi dans le do-maine important de la communion de table. Tant qu’ils n’imposaient pas leur façon de faire aux autres, la décision d’Actes 15 ne s’appliquait pas à eux. Effectivement, d’après ce que Paul rapporte, Pierre ne semble pas avoir obligé les païens à le suivre et à rejoindre les Juifs dans l’Église. Mais Paul voyait le danger: le chemin que vous empruntez est mauvais, puisqu’il va certainement aboutir à cela.
3. Troisièmement, j’ai du mal à comprendre comment Pierre, qui a défendu, lors du concile, la liberté prônée par Paul, puisse vraiment «judaïser» peu avant ou peu après(10). D’autant plus que c’est lui qui était le premier à entrer dans une maison païenne, celle de Corneille, pour y communiquer l’évangile et vivre un moment de fraternité (Ac 10).
Un jour, Pierre arrive dans cette Église. Il est nouveau, tandis que Paul, lui, est l’un des «leaders». C’est lui qui exerce l’autorité, non pas Pierre. Dans un premier temps, Pierre rejoint les convertis non Juifs. Ainsi soutient-il la mission parmi les Gentils et leur inclusion dans l’Église. Mais il semble y avoir une sorte d'accord qui stipule que Pierre devrait s’occuper de l’évangélisation d’Israël et des croyants Juifs, tandis que Paul devrait s’occuper de la mission auprès des autres peuples (Ga 2.8-9). Une délégation de chez Jaques ar-rive. Pourquoi? Théoriquement, il est possible que les diri-geants veuillent rappeler Paul et Barnabé à l’ordre. C’est ce que l’on lit le plus souvent dans les commentaires.
Et si leur «cible» n’était pas Paul mais Pierre? C’est bien aussi possible. Moi, je suis enclin à le penser. À Jérusalem, on voyait d’un mauvais œil le comportement de Pierre à Antioche, dans la mesure où ceci pouvait être interprété comme une négli-gence de sa responsabilité vis-à-vis des Juifs. Comme une prise de position en faveur de la lignée théologique de Paul.
Conscient de leur pensée, Pierre quitte les repas des croyants non-Juifs pour manger désormais avec les croyants Juifs. Se-lon Paul, il agit par peur. Il «esquivait» les délégués.
Mais de quoi, Pierre, réputé pour son audace, pourrait-il bien avoir peur? Selon Carsten Thiede, il avait peur d’une confron-tation qui entraînerait la scission de l’Église en deux Églises. Notons, au passage, que la solution protestante évangélique aux tensions suscitées par la diversité culturelle, théologique et liturgique, à savoir la création d’une variété toujours crois-sante de dénominations et d’Églises autonomes, n’existait pas encore à l’époque de la confrontation à Antioche. Là, il fallait à tout prix trouver pour tous un modus vivendi. Sinon, un schisme semblait inévitable.
Pour éviter un tel drame, Pierre fit un geste de conciliation. Il voulait montrer que dans une Église aussi diverse que celle d’Antioche, on peut manger avec les Juifs en respectant leurs coutumes, et avec les Gentils sans s’en tenir aux règles du cachrout. Histoire de donner aux responsables un exemple de direction flexible(11).
Aux yeux de Paul, c’est une manière de ménager la chèvre et le chou. Un compromis face aux exigences des « judaïsants », et donc une entorse à la liberté en Christ. Si Paul défend bec et ongles la position théologique prise par le conseil de Jérusalem, Pierre semble se soucier davantage des conséquences pratiques.
Pierre, lui, se trouve pris en tenaille entre deux positions. J’imagine, je sais très bien que ce n’est pas écrit explicitement, mais c’est ma lecture de ce qui nous est rapporté, que Pierre avait peur que les délégués de Jérusalem et Paul restent aussi intransigeants les uns comme les autres. Peur que les uns ne fassent qu’enfermer le courant juif dans un mode de vie stric-tement judaïque et de l’isoler du reste de l’Église. Et peur que Paul, lui, ne pousse trop loin le bouchon de la liberté en Christ.
Un « clash » entre deux visions de « leadership »
Si cette lecture est juste, on a affaire à un «clash» entre deux visions de «leadership». Celle du prophète et celle du berger. Je le pense, effectivement, d’autant plus que ce n’est pas Paul qui reste et Pierre qui quitte l’Église, mais l’inverse. Paul part en mission et ne reviendra jamais, sauf pour une escale très brève («quelque temps»), quand il est en route vers Jérusalem (Ac 18.23). Je ne vais pas jusqu’à dire avec James Dunn que «finalement, c’est Pierre qui a gagné»(12), mais j’ai l’impression que l’approche de Pierre n’a pas été écartée du terrain. Bien au contraire.
Dans un premier temps, Pierre est dénoncé par Paul pour son comportement taxé trop flexible. Par la suite, ce dernier semble toutefois avoir adopté, lui-aussi une position plus con-ciliaire, plus flexible, plus «pastorale». Quelques années plus tard, il écrit aux Corinthiens: «bien que je sois libre à l’égard de tous, je me fais le serviteur de tous, afin de ga-gner le plus grand nombre. Avec les Juifs j’ai été comme Juif… avec ceux qui sont sans loi, comme sans loi, et pourtant je ne suis pas moi-même sans la loi de Dieu» (1 Co 9.19-23). Il est intéressant de lire Tertullien qui évoque, justement, ce passage pour «prendre la défense de Pierre»(13).
Carsten Thiede en arrive à la conclusion que «le style de lea-dership de Pierre s’est avéré acceptable pour les chrétiens à Antioche. Et Paul l’a appris, lui aussi, ce qui est la marque de sa grandeur»(14).
Si ma lecture de cet épisode est juste, et si on a affaire à deux visions de leadership, j’aimerais ajouter que les approches de Paul et de Pierre ne s’excluent pas mutuellement.
En tout cas, pas toujours.
Le «non prophétique» est indispensable et fort nécessaire, mais le plus souvent il a besoin d’être complété par un «oui pastoral».
Et inversement.
Un dirigeant doit savoir prononcer les deux, et savoir quand il faut mettre l’accent sur l’un plutôt que sur l’autre.
(10) Quant à la question si l’épisode en Galates 2 ait eu lieu avant ou après ce concile, les spécialistes avancent différentes réponses, mais cela ne change pas grand-chose à mon interrogation.
(11) Carsten Thiede, op. cit., p.166s.
(12) James G. Dunn, Unity and Diversity in the New Testament, London (SCM), 1977, p.254.
(13) I will put in a defence, as it were, for Peter, to the effect that even Paul said that he was “made all things to all men - to the Jews a Jew,” to those who were not Jews as one who was not a Jew - “that he might gain all.” Tertullien, Adversus Marcionem, 1.23. Source de la cita-tion : Ante Nicene Fathers, Grand Rapids (Eerdmans), 1975, Vol. III, tome II.
(14) Carsten Thiede, op. cit., p.166.